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16/06/2013

À quoi sert la science politique? Question bête, réponse...un peu moins.

*Dans le cadre du cours «Affaires publiques et internationales», les étudiants étaient appelés à répondre à la question "À quoi sert la science politique?" en quelque 2000 mots. Étudiant à la maîtrise en science politique, Samuel Tremblay nous livre ici sa réflexion.

C’était en troisième secondaire. Peut-être quatrième, cela n’importe guère. Visiblement peu intéressé par la leçon d’algèbre offerte par notre professeur de mathématiques, un camarade de classe lève la main et pose une question. « À quoi ça va me servir, ça, dans ‘vie? » Je trouve la question sotte. Parce que nécessairement, elle implique une réponse qui sera insatisfaisante à l’oreille de celui qui la pose. Finalement, le professeur bredouille quelque chose sur la valeur intrinsèque de la connaissance, sur l’importance de développer ses capacités d’analyse et de réflexion, et tout le tralala. Bref, rien de convaincant pour ce jeune adolescent très « terre à terre » qui ne voyait dans l’école secondaire qu’un passage obligé avant d’entrer sur le marché du travail. Je me suis alors dit à moi-même : « On ne devrait jamais répondre à une telle question, parce que celui qui saurait apprécier notre réponse est celui qui ne se la pose plus. »

C’est donc avec un brin de stupéfaction que je constate, près de dix ans plus tard, que l’on m’adresse – à moi, étudiant supérieur des cycles supérieurs – une question du même registre : « À quoi sert la science politique? » Une question en apparence tout aussi sotte que la première. Et pourtant, à posteriori, je crois maintenant qu’elle mérite une réponse, aussi insatisfaisante soit-elle. Ou plutôt, qu’elle mérite un questionnement. C’est là l’un des principaux enseignements que j’ai tirés de la science politique. Il vaut la peine, plus souvent qu’autrement, de réfléchir, de débattre et d’échanger sur ces grandes questions qui n’en appellent pas à des réponses précises et figées dans le temps. À condition d’être capable de vivre avec l’incertitude qui découle de ces éternelles interrogations, on gagne beaucoup à répéter un tel processus intellectuel.

Prêtons-nous donc au jeu. Essayons de dépasser l’argument – valide, mais un peu trop cliché – de la valeur intrinsèque de la connaissance, pour trouver des éléments de réponse qui puissent plaire autant à cet adolescent « terre à terre » qu’à ce jeune adulte à la tête dans les nuages. Prêtons-nous au jeu, même si nous savons déjà, personnellement, que la science politique est bel et bien utile. Au final, nous gagnerons tous à cet exercice d’introspection.

UN OUTIL AUX USAGES MULTIPLES

Prenez un groupe de docteurs en science politique. Posez-leur deux questions : « Qu’est-ce que la science politique? » et « À quoi doit servir la science politique? » Dépendamment de leur champ d’études, selon qu’ils soient quantitativistes ou qualitativistes, qu’ils interviennent ou non dans l’espace public et les médias de masse, leurs réponses varieront probablement beaucoup. Nous aurons tendance à leur donner tous raison et tort à la fois. Raison d’affirmer que la science politique peut être et servir à telle chose, mais tort de soutenir qu’elle ne doit pas être et servir à toute autre chose. En d’autres mots, toute tentative de circonscrire à outrance l’objet de la science politique, le rôle du politologue et les méthodes de recherche qu’il devrait préconiser nous apparaît comme contre-productive. La science politique est et doit demeurer une discipline ouverte, dans sa sphère d’application comme dans ses objectifs. Ceux qui ne peuvent vivre avec cet état de fait auraient dû opter pour une autre discipline. Les mathématiques algébriques, peut-être.

Si la discipline est ouverte, son utilité est multiple. En ce sens, la science politique doit avant tout être considérée comme un outil. Il en va de celui qui l’utilise de lui trouver sa fin propre. « Un outil? Comme un marteau? », pourrait nous demander notre camarade de troisième secondaire. Si on veut. Certains diront qu’on ne peut se servir d’un marteau que pour clouer des clous. D’aucuns leur feront remarquer qu’il peut aussi s’agir d’une arme, d’un moyen de défense, d’un outil pour saccager une vitrine et s’infiltrer par effraction à quelque part, pour déclencher l’alarme d’un établissement, etc.

N’allons pas jusqu’à affirmer qu’un marteau – et par ricochet, la science politique – peuvent et doivent servir à n’importe quoi. Ce serait malheureux. Pour manger votre soupe, ne prenez pas un marteau. Optez pour la cuillère. Dans la même veine, si vous voulez vous pencher sur la théorie de l’évolution, ne vous inscrivez pas en science politique. Optez pour l’anthropologie.

OBSERVER, COMPRENDRE ET CHANGER LE MONDE

Ainsi, sans trop circonscrire son objet et ses objectifs, il y a quand même lieu de préciser à quoi s’applique plus particulièrement la science politique. La définition offerte par le département de science politique de l’Université de Montréal, à savoir qu’il s’agit d’une discipline qui « étudie les décisions individuelles et collectives qui touchent la distribution des ressources dans une société », en abordant des champs d’observation comme « le fonctionnement de l'État, le comportement des électeurs, la représentation des citoyens, les affaires internationales et la diplomatie des grandes puissances », nous satisfait. Nous ajouterons seulement que cette étude systématique des relations de pouvoir fait de la science politique un outil pour observer, comprendre et changer le monde.

Observer et comprendre. Avant de décider d’enfoncer ou non des clous, il faut d’abord savoir les repérer. C’est le premier rôle de la science politique. Offrir des lunettes et une vision nouvelles sur les sociétés, de sorte à saisir les enjeux qui les transforment avec davantage d’acuité que ne le fait le simple novice. Permettre de prendre du recul face aux événements du jour, en les comparant à ceux du passé et de l’étranger, de sorte à mieux comprendre leur impact sur l’avenir et l’ici. Aider à analyser les motifs et l’influence des acteurs qui prennent part à ces événements, de sorte à identifier les responsables et les victimes du bon et du mauvais.

C’est le rôle que se contentait de jouer le futur lauréat du Nobel d’économie Thomas C. Schelling, en 1960, en rédigeant The Strategy of Conflict. (Schelling 1960) Devenu un véritable ouvrage de référence, le bouquin de quelque 300 pages jette un regard éclairant sur les stratégies de négociation et de résolution de conflit. Quiconque l’a lu se retrouve mieux outillé pour gagner ces jeux de pouvoir qui alimentent le quotidien des plus puissants comme des plus communs des mortels. Il ne s’agit pas d’un essai visant à convaincre, pourtant, mais bien d’un exposé destiné à faire comprendre. Schelling ne dit pas ce qui « doit être », mais seulement ce qui est. Il ne fait pas dans la phronesis au sens où Bent Flyvbjerg l’entend dans Making Social Science Matter (Flyvbjerg 2001). Or, son oeuvre n’en demeure pas moins très utile.

Parce que si nous sommes d’avis que la science politique doit ultimement servir à changer le monde, nous croyons également que toutes ses activités n’ont pas à être consacrées nécessairement à cette fin. La démarche de Schelling n’en était pas une « engagée », mais elle a guidé d’éventuels engagements qui, eux, ont changé la face du monde. Ainsi, pour certains, la science politique ne sert qu’à mettre la table. À condition que des invités viennent y manger par la suite, nous croyons que cela fait oeuvre utile. À condition d’être lues, reprises et d’exercer une influence, des études essentiellement descriptives et objectives sont d’une importante contribution.

Changer le monde. Ceci étant dit, il est tout aussi pertinent de faire de la science politique pour enfoncer des clous – ou encore fracasser des vitrines – en suivant un plan que l’on a personnellement défini. À condition de faire preuve d’une sérieuse rigueur « scientifique », on ne profane pas la discipline en se glissant sur le terrain de la subjectivité. On court un plus grand risque de se cogner les doigts, certes, mais on se donne aussi l’occasion d’atteindre plus directement l’objectif ultime : orienter le changement.

Ainsi, la science politique est un outil remarquable pour l’intellectuel engagé, le conseiller politique ou le décideur. Le livre Winner-Take-All Politics de Jacob S. Hacker et Paul Pierson (Hacker et Pierson 2010) est un exemple éloquent de ce que peut apporter la science politique. Mettant en relation des événements marquants du passé et interprétant le rôle joué par certains acteurs clés, les auteurs sont en mesure d’étayer une explication convaincante de la hausse des inégalités aux États-Unis. Leur travail va beaucoup plus loin que la simple chronique d’humeur et, ce faisant, envoie un message plus porteur et plus susceptible de persuader le lecteur. La même dynamique s’applique au conseiller politique qui, doté d’une solide formation en science politique, sera en mesure de formuler des avis plus justes à ses supérieurs et, par conséquent, d’être pris davantage en considération. Ayant étudié la science politique, le décideur sera quant à lui plus prompt à faire des choix éclairés et, peut-être, à atteindre la virtù.

Un mot, enfin, sur ce qui nous apparaît comme le double rôle du politologue universitaire : la recherche et l’enseignement. Appelés à témoigner du bienfondé de la science politique, plusieurs de ces intellectuels de haut niveau seront portés à défendre les fruits de leurs années de recherche, référant au besoin à leurs nombreuses publications dans les plus grandes revues scientifiques. Ils n’auront pas tort de le faire. Les recherches menées dans les nombreuses facultés de science politique du monde ont permis de développer un important corpus de connaissances. Elles ont permis, au fond, de perfectionner l’outil, et il importe de continuer à le faire. Après le marteau, il y eut le fusil à clous, et il y aura autre chose ensuite, on l’espère.

En revanche, ce rôle ne doit pas faire oublier le second qui, à notre esprit, demeure le plus important : la transmission du savoir et de l’intérêt pour la discipline. La science politique trouve son utilité à chaque fois qu’un étudiant, peu importe l’âge, le niveau et le domaine d’études, s’initie à ses notions, de la même façon que les mathématiques trouvent leur raison d’être à partir du moment où elles enseignent aux jeunes à compter. La science politique puise son essence dans le développement de citoyens au sens critique plus aiguisé, à l’appétit de la connaissance plus grand et au désir de changement plus profond. Ne perdons pas cet objectif de vue.

UNE QUESTION DE PERSPECTIVE

Il s’en trouvera sans doute pour dire qu’on peut arriver à toutes ces fins sans l’aide de la science politique. Qu’il existe un éventail d’autres disciplines – que ce soit l’histoire, le droit, l’économie, la sociologie ou la philosophie – qui permettent de voir, comprendre et changer le monde. Que la science politique n’amène aucune notion qui ne soit pas recoupée par l’une ou l’autre de ces disciplines. Et qu’incidemment, la science politique ne sert pas à grand-chose, au final.

Nous leur répondrons qu’on peut sans doute construire une maison en entier sans l’aide d’un marteau, en recourant à une perceuse, à un tournevis et à la meilleure colle à bois du quincailler. Nous ajouterons que le commun des mortels peut très bien vivre sans un coffre à outils dans son placard, quitte à appeler le beau-père lorsque vient le temps de poser une simple tablette. Pourtant, vous ne trouverez pas un ouvrier pour vous dire qu’un marteau ne sert pas à grand-chose. Et vous ne trouverez personne qui regrette l’achat d’un marteau, qui s’en veut d’avoir appris à clouer et, du coup, d’avoir acquis une certaine indépendance par rapport à son beau-père.

Si vous avez suivi la métaphore depuis le début, vous aurez compris que la science politique est, certes, très utile à celui qui recourt à ses notions tous les jours – l’ouvrier, c’est-à-dire le spécialiste, l’analyste, l’universitaire, l’intellectuel engagé, le conseiller politique, le décideur – mais qu’elle l’est tout autant pour le commun des mortels qui, arrivant mieux à observer les dynamiques de pouvoir et à comprendre le monde qui l’entoure, sera à même de se forger un sens critique et d’assumer pleinement son rôle de citoyen, sans devoir adhérer candidement aux opinions politiques préconçues de son beau-père.

Et si vous n’avez pas suivi la métaphore, cher camarade, je ne vous en tiens guère rigueur. Après tout, c’était une question bien sotte. Prenez donc un marteau, appelez votre beau-père au besoin, allez rénover votre sous-sol et laissez-moi seul avec mes élucubrations. Vous avez des tablettes à poser, et moi, un monde à changer. 

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