« La province la plus corrompue au Canada »? C’est plutôt son État-providence qui rend le Québec moins tolérant aux inégalités qui accompagnent la corruption
Les Québécois expriment une indignation justifiée en réaction aux stratagèmes de corruption mis à jour à la commission Charbonneau. Ils devraient cependant prendre gare de ne pas se laisser aveugler par leurs émotions du moment et de « prendre l’arbre pour la forêt ». Car derrière toutes les discussions déprimantes sur la corruption se cache une bonne nouvelle: l’État de droit est fort et se porte bien au Québec. Des exceptions existent certes, mais l’intégrité et l’impartialité des institutions publiques demeurent globalement robustes.
« Lorsqu’on se compare, on se console », dit l’expression. La recherche internationale sur la « qualité du gouvernement » montre que peu de systèmes politiques ont un État aussi solidement institutionnalisé que celui du Québec. La fonction publique est professionnelle et méritocratique. Dans un contexte politique volatile, les fonctionnaires ont géré avec brio la transition de gouvernement aux dernières élections. Les institutions judiciaires sont indépendantes. La juge Charbonneau dispose d’une marge de manœuvre qui lui serait chaudement disputée par les forces politiques dans plusieurs autres régimes démocratiques. La déférence des politiciens à l’endroit de la commission a jusqu’à présent été exemplaire. Ceux-ci ont déjà consenti une première prolongation du mandat de la commission et rien n’indique que la porte soit fermée à un autre report si cela était nécessaire. La commission doit sentir qu’elle a le soutien politique pour aller excaver la corruption là où elle se dissimule.
Corruption et inégalités, ou l’œuf et la poule
La corruption est une taxe illégale et cachée, imposée à la majorité par des intérêts économiques et politiques qui agissent comme des monopoles pour limiter l’accès aux ressources de la société. Là où cette taxe est trop lourde, elle ralentit le développement socio-économique et accentue les divisions dans la politique et la société. Dans Violences et ordres sociaux (2009), le prix Nobel Douglas C. North et ses collègues estiment que 85% de la population mondiale vit dans des sociétés où prévalent différentes formes de patronage et de favoritisme. Toutes les sociétés humaines connaissent la corruption; la différence est que certaines en connaissent moins que d’autres. La corruption devient un problème lorsque son étendu limite la croissance.
Corruption et inégalités économiques et politiques sont étroitement corrélées dans les études sur le développement humain. Les sociétés plus égalitaires sont ainsi moins corrompues, alors que celles qui connaissent les plus grandes disparités entre groupes sociaux le sont plus. Voilà pourquoi les pays scandinaves se retrouvent systématiquement à la tête des sociétés les moins corrompues dans les analyses de Transparency International, et que la Somalie et l’Uzbekistan sont les endroits où les perceptions de détournement des ressources publiques à des fins privées sont les plus fortes sur la planète.
Le plus suédois des modèles sociaux en Amérique
Sur le plan de l’égalité, le Québec n’est certainement pas la Suède. Mais en Amérique du nord, c’est l’État-providence québécois qui s’en rapproche le plus, à la fois sur le plan de ses politiques sociales d’accessibilité universelle, de ses modes de gouvernance et d’interactions entre l’État et la société. Au 21ème siècle, cet État-providence a de plus en plus de peine à jouer son rôle d’accélérateur socio-économique, mais ses politiques et ses institutions ont inscrites, depuis les années 1960, une vision égalitaire de la société et de la citoyenneté dans l’identité collective. Aujourd’hui, c’est cette vision qui est heurtée de plein front par la corruption.
Contrairement à l’opinion du Maclean’s et de plusieurs observateurs au Canada, le Québec n’est pas la province la plus corrompue au pays. Aucune donnée crédible n’existe à cet effet. L’image folklorique du bonhomme carnaval conforte les préjugés qui voient dans le Québec une culture politique encore pré-moderne, héritée d’un passé catholique et autoritaire. Mais ce stéréotype à saveur coloniale et culturaliste - à maintes fois évoqué dans le scandale des commandites - masque plus qu’il ne révèle. L’état de la recherche laisse plutôt croire que le modèle de développement du Québec lui confère une résilience et des capacités de détection de la corruption plus fortes que celles des sociétés moins égalitaires. Au contraire de ce que prétend une certaine pensée néolibérale, ce modèle n’est pas à l’origine de la corruption. Les valeurs d’égalité et de solidarité qu’il institutionnalise plus fortement dans la société protègent celle-ci des excès de la corruption et de ses effets corrosifs sur la cohésion sociale.
Les conclusions et les recommandations de la commission Charbonneau donneront inévitablement lieu à d’importantes réformes dans les structures de l’administration publique. Mais avant de se lancer dans ces transformations, il faudra faire attention de ne pas « jeter le bébé avec l’eau du bain ». De toutes les mesures pour combattre la corruption, l’égalité des citoyens et l’impartialité des institutions sont de loin les plus efficaces.
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