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11/05/2009

James Bond 002. L'État ne meurt jamais. Éléonore Lépinard

La Guerre Froide, c’est l’époque bondienne par excellence : elle met au goût du jour les histoires d’espionnage, elle institue des bons et des méchants, elle divise le monde en deux et offre, beaucoup plus qu’un véritable conflit ouvert, des possibilités infinies d’invention de complots secrets, d’alliances improbables et de trahisons plus ou moins prévisibles. Cependant, le discours bondien sur la Guerre Froide n’est pas celui qu’on croit. S’il est vrai que Ian Fleming, le créateur littéraire de Bond, était réputé pour les positions anticommunistes qu’il exprime dans ses romans, les films offrent une perspective décalée. En effet, dans Bons Baisers de Russie, là où Fleming avait mis le SMERSH, les services secrets soviétiques, le film propose un double jeu puisqu’on découvre au cours de l’intrigue que les membres du SMERSH sont en fait des agents doubles du SPECTRE, organisation terroriste sans foi ni loyauté à aucun État. Ce double jeu/trahison, qui dédouane du même coup l’Etat soviétique, constitue une figure récurrente des narrations bondiennes : dans l’univers des relations internationales qu’elles nous donnent à voir, les Etats ne sont jamais les véritables ennemis. C’est ainsi toujours un traître, souvent au départ identifié de façon erronée à sa hiérarchie militaire, qui prétend agir au nom de son Etat quand en réalité il n’agit que pour lui-même (le colonel nord-coréen Moon dans Meurs un autre jour, le colonel soviétique Koskov dans Tuer n’est pas jouer, le général russe Ourumov dans Goldeneye) ou pour une organisation terroriste, par nature transnationale et sans allégeance à un Etat souverain telle que le SPECTRE du méchant Blofeld (avec ses numéros 2, 3, 4…) dans les années 1960 ou, plus récemment, Quantum, une multinationale en réseau qui investit notamment dans les services à la propreté.

Parfois aussi les grandes puissances, ennemies dans la Guerre Froide, ne sont que des aides ou des bénéficiaires indirectes de l’action malfaisante de forces plus obscures. C’est le cas dans Goldfinger, où les Chinois qui aident technologiquement Goldfinger dans son entreprise visant à irradier la réserve d’or de Fort Knox, ne font que lui prêter main forte sans être le cerveau derrière cet abominable machination… Le même stratagème narratif est à l’œuvre dans Rien que pour vos yeux, où c’est à l’initiative d’un malfrat grec, opérant pour son propre compte, que les Soviétiques se retrouvent en position d’acquérir un transcodeur britannique assurant la transmission des ordres entre les sous-marins de l’amirauté. De façon significative, alors que le Général Gogol vient récupérer, armé, le transcodeur que Bond, incarné par Roger Moore et désarmé, a reconquis de haute lutte, ce dernier préfère le jeter dans le vide pour le détruire. Mais la réaction de Gogol n’est pas celle attendue : devant la destruction du bien convoité le Général n’ordonne pas l’exécution pourtant facile, de Bond qui, philosophe, tire la morale politique de l’histoire : « c’est ce qu’on appelle la détente mon Général, vous ne l’avez pas, et je ne l’ai pas non plus ».

La scène est significative : les Etats sont, contrairement aux terroristes, des êtres raisonnables et qui peuvent s’entendre, voire s’allier malgré leurs différences comme par exemple dans Demain ne meurt jamais où Bond finit par faire équipe avec sa concurrente directe, l’espionne chinoise Wai Lin, et à tirer là aussi la morale de l’histoire : l’Angleterre et la Chine ne sont pas si différentes et peuvent s’entendre sur bien des points. Bond affichait déjà le plus grand respect pour les hiérarques de l’Union soviétique. Au contraire des traîtres, en général motivés par l’appât du gain ou un génie malin et destructeur sans limites et sans raison, la raison d’Etat existe donc bel et bien dans l’univers de James Bond.

Cette représentation de l’État westphalien, opposé à des éléments incontrôlables et transnationaux tels que les réseaux terroristes, les marchés financiers (dans Goldfinger et Casino Royale), ou même les petites nations vivant dans la mémoire historique de leur oppression et qui peuvent favoriser des comportements irrationnels (dans Goldeneye), correspond bien à ce qu’on appelle la vision réaliste en théorie des relations internationales. Dans un système anarchique, seul l’État et son « monopole de la violence légitime » peuvent offrir un semblant d’ordre. L’intérêt national (« For Queen and country ») ne connaît pas d’idéologie ou de régime politique. Face aux « nouvelles » menaces sécuritaires que sont les pandémies, le terrorisme, la prolifération des armes de destruction massive ou les États en déliquescence – dont l’œuvre bondienne, anticipatrice, nous montre par ailleurs qu’elles ne sont pas si nouvelles que ça –, Bond propose de réaffirmer le rôle de l’État et de ses appareils de sécurité. L’URSS comme la Chine sont alors davantage des alliées objectives que des ennemies. Plus que le héraut du monde libre, James Bond est donc bien le défenseur de la souveraineté nationale.

Éléonore Lépinard + Frédéric Mérand

James Bond 001. Politique et fiction mythique. Éléonore Lépinard

Qui n’aime pas James Bond ? Qui ne connaît pas au moins une de ses phrases mythiques : « shaken, not stirred », « Bond, my name is James Bond »…. ? Malgré ses défauts – le machisme n’étant pas un des moindre, surtout pour les premiers films – ou ses exagérations, technologiques par exemple avec les gadgets invraisemblables de l’ère Pierce Brosnan, ou encore ses incursions pas toujours réussies du côté de la science fiction, les aventures bondiennes restent un mythe selon Françoise Hache-Bissette, Fabien Boully et Vincent Chenille (James Bond : figure mythique, Autrement, 2008,) c’est-à-dire un signifiant de notre modernité capable de s’adapter, de se transformer mais qui donne un sens à notre expérience du monde. 

La sortie en DVD du dernier opus de la saga James Bond, Quantum of Solace, est l’occasion de revenir sur ce que cette série de films mythiques peut nous apprendre sur les représentations populaires des relations internationales depuis les années cinquante. Bien que souvent accessoire à l’intrigue, le politique sert de toile de fond à toutes les aventures de Bond. Les films de l’agent 007 sont un miroir culturel, mettant en scène la façon dont les enjeux internationaux ont pu être perçus à différentes époques. On passe ainsi de la bonne vieille guerre froide dans Bons Baisers de Russie (1963) à la sécurité énergétique dans L’Homme au pistolet d’or (1974); du trafic international de la drogue dans Vivre et laisser mourir (1973) à l’altermondialisme dans Quantum of Solace (2008) ; de la menace nucléaire dans Opération Tonnerre (1965) aux empires médiatiques dans Demain ne meurt jamais (1997). Développant un discours politique qui leur est propre, les films de Bond proposent aussi une perspective singulière sur ces enjeux. Malgré les variations évidentes liées à l’époque, aux scénaristes ou aux réalisateurs, certains grands thèmes apparaissent de façon régulière, et donnent sens aux grands enjeux internationaux. Une série de 7 textes rédigés par des professeurs du Département de science politique de l’UdeM propose de les explorer.

Éléonore Lépinard + Frédéric Mérand

06/04/2009

Le retour de la France dans l'OTAN: quelle stratégie pour les Européens? Avec Grégoire Mallard

Le sommet de Strasbourg-Kehl des 3-4 avril a souligné le soixantième anniversaire de l’OTAN. Au-delà de la question afghane et de la nomination d’un nouveau secrétaire général (le premier ministre danois Anders Rasmussen), la rencontre a surtout célébré le retour de la France dans le commandement intégré de l’Alliance. Cette décision du président français Nicolas Sarkozy gomme celle de son prédécesseur, le Général de Gaulle, qui avait quitté avec fracas en 1966. Le geste hautement symbolique de Nicolas Sarkozy suscite les passions en France depuis près d’un an, où il est présenté soit comme un reniement de l’identité de la France, soit comme une étape importante dans la nouvelle entente transatlantique.

À Strasbourg, Nicolas Sarkozy a rappelé aux Alliés que la France n’a pas abandonné l’objectif de créer une Europe de la défense. Dans son discours du 11 mars 2009, Nicolas Sarkozy avait indiqué quelques pistes, à savoir que l’Union européenne (UE) puisse disposer à court terme d’une force européenne opérationnelle de 60,000 hommes projetable hors de ses frontières; qu’elle renforce les partenariats industriels européens dans les secteurs stratégiques conventionnels ; et qu’elle amène les États à augmenter leurs investissements en matière de défense. En fait, le président français s’est contenté de répéter les objectifs déjà inscrits dans le traité de Lisbonne au chapitre de la Politique européenne de sécurité et de défense (PESD), mais n’a pas apporté de propositions concrètes pour européaniser l’OTAN elle-même. Le nouveau « concept stratégique » qu’il appelle de ses vœux pour l’OTAN n’est pas plus précis.

Pourquoi cet appel n’est-il pas lancé d’abord aux partenaires de l’UE ? Pourquoi la discussion ne s’inscrirait-elle pas dans le cadre d’un caucus européen de l’OTAN ? Car si la discussion stratégique continue à se faire sans coordination européenne préalable, les pays de l’UE auront le plus grand mal à dégager un point de vue commun, et aucune réponse européenne ne pourra être apportée aux défis stratégiques d’aujourd’hui et de demain. Le principal obstacle auquel fait face l’Alliance, en Afghanistan comme ailleurs, c’est la division des Européens, qui composent désormais 26 des 28 membres de l’OTAN. Les Européens, pour la plupart, ne sentent pas que l’Alliance leur appartient vraiment. Parce qu’ils ne sont pas capables de proposer des initiatives communes et cohérentes, la plupart des pays européens ont tendance à se défiler lorsque vient le temps de contribuer à la sécurité européenne et mondiale. L’Europe ne peut pas dans ces conditions constituer un partenaire fort pour les États-Unis.

Ceci touche à un très vieux débat, qui est celui de l’européanisation de l’OTAN : cette ambition, souvent souhaitée, jamais réalisée, de donner une voix singulière à l’Europe dans l’Alliance. A l’Assemblée générale de l’ONU, dans ses agences spécialisées, et à l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, l’UE applique une politique étrangère commune qui se traduit, concrètement, par une coordination permanente et institutionnalisée des États européens. Il est étonnant que l’OTAN reste une des seules organisations internationales dans laquelle l’UE ne puisse pas parler d’une voix unique. Certes, il y a des raisons ça cela, notamment le fait que 4 pays membres de l’UE ne font pas partie de l’OTAN. Il en résulte une Europe plus faible, mais aussi une Alliance plus lourde. Avec la réintégration de la France et celle, plus qu’envisageable à court terme, de la Suède et de la Finlande, seuls Chypre, Malte, l’Irlande et l’Autriche resteront à l’écart de l’OTAN – si ces derniers acceptaient de se faire représenter par un observateur dans un caucus européen, il n’y aurait plus d’obstacle sérieux à ce que des ponts entre l’UE et l’OTAN soient formalisés.

Ce caucus européen au sein de l’OTAN devrait aborder tous les sujets, sans tabou. Le plus pressant, aujourd’hui, n’est peut-être pas seulement celui de la formation des forces armées afghanes, mais aussi celui la stratégie nucléaire. Hélas, le président français a rappelé le 11 mars dernier que, malgré l’intégration de la France dans la structure militaire intégrée de l’OTAN, « naturellement nous allons conserver notre dissuasion nucléaire indépendante » ; et la France a joint le geste à la parole puisqu’elle ne rentrera pas dans le Groupe des Plans Nucléaires de l’OTAN. En imposant un tabou sur le dossier nucléaire, Nicolas Sarkozy limite la portée de l’européanisation de l’OTAN. Or ce dossier ne concerne pas seulement la doctrine d’emploi des armes nucléaires de l’OTAN, qui continue à disposer d’un nombre important de missiles nucléaires sur le continent européen, mais aussi le désarmement nucléaire et la non-prolifération.

Certains diront que les questions de dissuasion nucléaire appartiennent à un autre temps. Mais les États européens peuvent-ils vraiment éviter une réflexion sur les risques et les avantages que fait peser la possession d’armes nucléaires par l’OTAN sur la sécurité de l’Europe? La décision du Général de Gaulle de retirer les forces françaises du commandement intégré en 1966 fut justifiée par le risque que la France et l’Europe soient attirées contre leur gré dans un conflit nucléaire. Or, aujourd’hui, les forces de l’OTAN lancent régulièrement des frappes conventionnelles sur le territoire de la huitième puissance nucléaire au monde : le Pakistan. Si la nouvelle stratégie poursuivie par l’administration Obama, qui consiste à se concentrer sur l’élimination des bases arrière d’Al Qaïda au Pakistan tout en négociant une paix acceptable en Afghanistan, est sans doute la seule qui permette d’espérer une sortie au conflit, celle-ci n’est pas sans risque d’escalade.

Dans la mesure où certains segments de l’appareil d’Etat pakistanais sont soupçonnés de collusion avec cette organisation terroriste, il n’est en effet pas étonnant que les stratèges américains, friands des exercices prospectifs où sont joués les scénario les plus catastrophiques qu’on puisse imaginer, aient l’habitude de jouer le scénario suivant : poussés dans leurs derniers retranchements, des rebelles aidés d’agents pakistanais s’emparent de bases pakistanaises où sont stockées des armes nucléaires ; l’Inde décide alors de faire avancer ses troupes au Pakistan pour éliminer les bases rebelles ; en riposte la Chine mobilise sa force en prévision d’une attaque sur Taiwan ; le Japon décide de se retirer du Traité de non-prolifération des armes nucléaires (TNP), au titre de l’article 10. Les Etats-Unis ne pourront pas rester indifférents à un tel scénario d’escalade. Quelle serait alors la réponse des membres européens de l’OTAN ? Disons-le tout de suite, ce type de scénario est heureusement fort improbable. Il ne s’agit pas d’affoler les peuples, mais d’imaginer quelles mesures de prudence l’OTAN devrait prendre aujourd’hui pour éviter que des problèmes imprévus ne se posent demain de façon dramatique.

Or, dans la mesure où les forces européennes s’engagent dans des conflits distants, en Asie surtout, la perspective proprement européenne, et plus généralement otanienne, sur les questions politiques et territoriales au cœur de ces conflits devient plus floue. Pour éviter les risques d’engrenage dans les guerres que mènent les forces alliées en Asie, les pays de l’UE devraient insister dès maintenant pour que l’OTAN adopte une doctrine de « non-usage en premier » d’armes nucléaires. Laisser planer le doute sur sa stratégie nucléaire, comme l’OTAN continue à le faire, ne correspond plus à la réalité stratégique dans laquelle les forces otaniennes évoluent lorsqu’elles sont projetées à l’extérieur de l’Europe, surtout dans des conflits engageant des Etats disposant d’armes nucléaires. A minima, l’OTAN devrait adopter cette doctrine de non-usage en premier pour ses opérations à l’extérieur du sol européen, ce qui serait un geste fort dont la nouvelle administration de Barack Obama  pourrait se saisir pour montrer que l’Amérique tourne la page de l’administration Bush. (On se rappellera que son Secrétaire à la Défense, Donald Rumsfeld, avait caressé l’idée d’un usage en premier d’armes nucléaires tactiques.)

Le maintien de la paix en Afghanistan est une question, la stratégie nucléaire en est une autre, ainsi que le désarmement nucléaire et la non-prolifération. Pour œuvrer à l’établissement d’une « zone exempte d’armes nucléaires » au Moyen Orient, un des buts de l’Alliance, les pays de l’OTAN pourraient montrer l’exemple, en décidant de retirer les armes nucléaires dont ils disposent dans leur tête de pont moyen-orientale, à savoir la Turquie. Les pays de l’UE devraient discuter avec celle-ci des conditions de garanties militaires qui lui permettraient d’accepter un tel retrait, alors que les négociations d’adhésion de la Turquie à l’UE sont en cours. Une coordination avec les autres pays de l’UE dépositaires d’armes nucléaires de l’OTAN (Belgique, Pays Bas, Italie) devrait aussi permettre que les efforts en faveur du désarmement nucléaire de Barack Obama et Gordon Brown s’étendent aux forces nucléaires de l’OTAN. Enfin, parmi les mesures de confiance et de sécurité de l’OTAN, les membres de l’UE, et donc tous signataires du traité instituant la Communauté européenne de l’énergie atomique (EURATOM), pourraient promouvoir ce type d’instruments juridiques régionaux et convaincre les pays du sud de la Méditerranée de s’en inspirer, afin de mieux protéger les matières fissiles qui circuleront dans des quantités plus grande dans cette région.

En se positionnant clairement contre l’usage en premier des armes nucléaires et en œuvrant à la diminution des stocks d’armes nucléaires placées sous sa responsabilité, l’OTAN rendra plus crédible l’engagement que ceux parmi ses Etats qui disposent d’une force nucléaire ont pris en faveur du désarmement nucléaire, au titre de l’article 6 du TNP. Cette stratégie nucléaire globale aidera ses pays membres dans leur politique en faveur de la non-prolifération nucléaire au Moyen Orient. Ces mesures renforceront leurs positions morale et juridique face aux voisins de l’Afghanistan, Iran et Pakistan. Gageons qu’elles réduiront les risques que font peser les menaces d’aujourd’hui sur le monde de demain.

Grégoire Mallard est professeur assistant de sociologie à Northwestern University ; Frédéric Mérand est professeur adjoint de science politique à l’Université de Montréal. Ils sont tous deux spécialistes des questions de sécurité européenne. Ce texte est une version allongée d’une analyse parue dans Le Devoir, 4 avril 2009.